La musique de Scriabine, qui pourtant est un monde en soi, suscite des correspondances, des mises en regard, comme l’exposent deux disques dont les œuvres du compositeur de Prometheus forment l’axe.
Laurence Oldak, élève de Françoise Thinat et de Dominique Merlet herborise dans les pièces brèves, principalement les Études, les parant de teintes sombres : son clavier ombré va assez loin du côté de l’étrange, c’est scriabinien en diable, même si, dans la redoutable 4e Sonate, sommet du disque, elle ne trouve pas le volando du Finale que seul à vrai dire Samuel Feinberg sut totalement incarner.
L’album est l’occasion d’une mise en regard entre le piano de Scriabine et celui de Kirill Zaborov : le compositeur et la pianiste ont lié des liens d’amitié depuis 2011, il a écrit à son intention la série des Dix apparitions où le jeu de contrepoint évoque plutôt les Préludes et Fugues de Chostakovitch ou le Ludus Tonalis d’Hindemith – alors que, paradoxalement, l’Hommage à la mémoire de Chostakovitch est de bout en bout un décalque des procédés scriabiniens. Ces hommages à fonds renversés sont étranges, et témoignent de la constance d’un certain « piano russe ». Laurence Oldak referme ce joli disque avec la 3e Mazurka de l’Op. 25, toucher nostalgique, phrasé subtil, les signes d’un jeu à suivre.
Sans pousser aussi loin les correspondances temporelles, Ludmila Berlinskaya paysage son Scriabine songeur et profond avec des œuvres de deux de ses proches : le romancier Boris Pasternak qui hésita longtemps entres les lettres et la musique malgré les encouragements de Scriabine, grand ami de son père, le peintre Leonid Pasternak, et les quatre préludes que son propre fils Julian Scriabine, eut le temps de composer à dix ans, avant de se noyer dans le Dniepr. Ce gamin était un génie, Ludmila Berlinsaya a eu mille fois raison de graver ces quatre opus qu’elle pare d’une sonorité dorée, composant admirablement son piano.
Et soudain je réalise qu’on tient là le premier disque solo de la fille de Valentin Berlinsky – ses derniers opus phonographiques la montraient en compagnie de son mari Arthur Ancelle –, de celle qui joua souvent à quatre mains avec Sviatoslav Richter et fréquenta le gotha de la musique de chambre russe alors qu’elle était jeune-fille.
Son rubato si subtil, son jeu versicolore encore avivé par le très beau Yamaha choisi pour ce disque, l’intelligence de ses tempos qui laissent rayonner l’harmonie font de cet album l’un des plus beaux disques Scriabine que j’ai croisés depuis longtemps, Préludes Op. 11 panthéistes, Vers la flamme impérieux, 4e Sonate subtilement menée (mais elle non plus ne détrône pas Feinberg pour le volando, 9e Sonate où je retrouve la sombre exaltation de Sofronitzky, mieux qu’un hommage, une célébration.
LE DISQUE DU JOUR
Dialogue
Alexandre Scriabine (1872-1915)
Prélude et Nocturne pour la main gauche seule, Op. 9
8 Études, Op. 42
12 Études, Op. 8
(extraits : Nos. 2, 11)
9 Mazurkas, Op. 25
(extrait : No. 3)
Sonate pour piano No. 4,
Op. 30
Kirill Zaborov (né en 1970)
Suite entrelacs
Dix Apparitions
Préludes Nos. 1 et 2
Hommage à Dimitri Chostakovitch
Laurence Oldak, piano
Un album du label Fuga Libera FUG 724
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Alexandre Scriabine (1872-1915)
24 Préludes, Op. 11
(extraits : Nos. 5, 9, 10, 11, 13, 14, 17, 20, 21, 22)
Poème, Op. 32 No. 1
Vers la flamme, Op. 72
3 Pièces, Op. 45
(Feuillet d’album, Poème fantasque, Prélude)
Quasi valse, Op. 47
3 Pièces, Op. 52 (extrait : 2. Énigme)
4 Pièces, Op. 56 (extrait : 3. Nuances)
Sonate pour piano No. 4, Op. 30
Sonate pour piano No. 9, Op. 68
Julian Scriabine (1908-1919)
3 Préludes, Op. 2, Op. 3 Nos. 1 & 2
Prélude en ré bémol majeur
Boris Pasternak (1890-1960)
2 Préludes (1906)
Ludmila Berlinskaya, piano
Un album du label Melodiya MELCD 1002398
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Photo à la une : © DR