Alors que Prokofiev explorait tous les moyens de faire imploser l’orchestre mieux que Stravinski ne l’avait fait avec Le Sacre du printemps, il perfectionnait son langage dans la musique de chambre, y osant souvent des formations atypiques.
Entre New York et Paris, ses folles années vingt le montrent au sommet de son art, audacieux et quasiment insaisissable. C’est la part essentielle de cet album que les Ludwig Chamber Players ouvrent avec une lecture plus tendre que brillante de l’Ouverture sur des thèmes juifs, cherchant plus l’évocation que le trait typique. C’est bien vu, équilibré, subtil, mais cela « romantise » un rien trop l’œuvre. Les interprètes songent-ils à la stature de Simeon Bellison, clarinette du New York Philharmonic qui commanda l’œuvre à Prokofiev en 1919 ? Probable.
Cinq ans plus tard, dans l’atmosphère grisante de Paris, Prokofiev produit cette fois un chef-d’œuvre, le Quintette en sol mineur pour hautbois, clarinette, violon, alto et contrebasse. La musique juive ne l’a pas quitté comme le montre le premier thème, mais Prokofiev la maltraite, et d’ailleurs toute l’œuvre est parcourue de résonances acides, piqués de dissonances, c’est une musique cubiste, qu’on croirait écrite pour un tableau de Juan Gris ou de Picasso. Les Ludwig se gardent de forcer le trait, et c’est tant mieux : l’œuvre paraît dans toute son étrangeté, pas si loin que cela des Visions fugitives dans l’orchestration précise de Ucki, une réussite peu courue au disque et ici magnifiquement défendue.
Retour en U.R.S.S., tout change : la Sonate pour violon seul, faussement heureuse, chante sans grandeur pour donner le change : Kei Shirai la joue d’un archet plein et leste, sans en cacher le premier degré. Le disque se referme sur une désopilante Humoresque pour quatre bassons dont Stravinski n’aurait pas renié l’humour, mais en son centre, il referme une page bouleversante : tout ce qui reste d’une Sonate pour violoncelle solo commencée en 1952 à l’intention de Mstislav Rostropovitch, confession désarmante, déchirante, jusque dans ses instants de danse, que l’archet de Gen Yokosaka joue d’une seule ligne.
LE DISQUE DU JOUR
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Ouverture sur des thèmes juifs, Op. 34
Quintette en sol mineur,
Op. 39
Sonate pour violoncelle seul
en ut dièse mineur, Op. 134 (inachevée)
Visions fugitives, Op. 22
(arr. Ucki)
Sonate pour violon seul en ré majeur, Op. 115
Humoresque-Scherzo, pour 4 bassons, Op. 12b
Ludwig Chambers Players,
SWR Swing Fagottett
Un album du label Tacet 222
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