Salonen dirige son Bartók en compositeur : textures tranchantes, harmonies ébarbées, rythmes inflexibles, une grammaire plutôt qu’une action me disais-je entendant le vacarme de l’Intrada où Bartók aura retranscrit son affolement devant les bruits de New York : cauchemar de mégapole que le chef finlandais éclaire au néon.
Avant, on vous faisait Le Mandarin merveilleux « en suite », pour la soirée d’orchestre. Je crois bien ne l’avoir jamais entendu in extenso à Paris avant de le découvrir réglé par Boulez à Londres, retournant à la BBC. Mais avant lui, ce n’était que concert, plus du tout action. Le meurtre même, son gore, le sang, le sexe paraissaient à peine, dévorés à la va-vite dans une coda qui brillait trop pour un agonisant ou même pour un orgasme.
János Ferencsik le premier aura rétabli au disque le ballet intégral – même Peter Bartók n’osa pas demander à Tibor Serly la pantomime en entier, hélas ! – puis Pierre Boulez l’imposa, chorégraphie plus sensuelle que morbide et de toute façon le massacre commencé, perdue dans un diagramme de sons, une abstraction lyrique, blanchie de chœurs.
Si Salonen commence façon concert, quasi factuel, il plante pourtant le décor : glaçant. Tout ce qui suit de la pantomime de séduction est feutré, bergien, c’est Lulu et le Mandarin, feulé par un orchestre qui s’abandonne dans une battue très libre où la partition de Bartók semble se lover. Fascinant. Mais lorsque les assassins paraissent, alors le génie du chef-compositeur éclate ; la proclamation des couteaux, la course poursuite haletante, le massacre, la grande phrase au contrepoint de trombone et de tuba ici déclamée comme jamais, ça vous atomise Le Sacre du printemps, vous le fait décoratif.
La timbale et la grosse caisse tonnent, la petite harmonie déploie sa phrase qui saigne, les chœurs des spectres paraissent, le sang coule, inexorable. Salonen dirige tout ce qui suit comme un rite, musique affreuse, dont les cordes pleurent littéralement. Un supplice.
Difficile après cela de s’engager dans la fantaisie de couleurs et de rythmes de la Suite de danses, aussi précisément détaillée que la rende Salonen. Je suis encore dans ce sordide et sublime Mandarin, mais j’entends tout de même le ton âpre, les rythmes ritualisés qu’y mettait jadis György Lehel : comme il sait faire sonner son Philharmonia « hongrois » !
Le disque offre aussi, en fil-up, des Contrastes splendides, imaginatifs, insolents, où le piano de Yefim Bronfman se cabre devant la percutante clarinette de Mark van de Wiel, personnage incroyable qui démêle ses arabesques mordantes avec le violon de violoneux parfait de Zsolt-Tihamér Visontay.
Sacré disque !
LE DISQUE DU JOUR
Béla Bartók (1881-1945)
Le Mandarin merveilleux,
Op. 19, Sz. 73 (ballet intégral)
Suite de danses, Sz. 77
Contrastes, Sz. 111
Yefim Bronfman, piano
Zsolt-Tihamér Visontay, violon
Mark van de Wiel, clarinette
Philharmonia Voices
Philharmonia Orchestra
Esa-Pekka Salonen, direction
Un album du label Signum Records SIGCD466
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Photo à la une : © DR