Je crois bien ne m’être jamais totalement remis de cette nuit de novembre où j’ai pour la première fois entendu l’Allegro moderato de la Première Sonate de Rachmaninov en passant et repassant le microsillon RCA de John Ogdon : pochette noire où le profil spectral de Rachmaninov paraissait. Quelle musique absolument désespérée, enténébrée, porte ouverte sur un néant de son, comme le souffle perdu d’un vent discontinu dans la nuit.
Longtemps, je suis resté fidèle à la gravure de John Ogdon, à sa folie irrépressible, tous me semblaient trop mesurés en comparaison, Weissenberg, Kun Woo Paik, Lugansky, Leslie Howard, j’éprouvais une certaine tendresse pour celle d’Hannes Minaar sans y trouver pleinement mon compte, heureux de voir qu’un jeune pianiste se penchait sur cette œuvre réputée ingrate. Mais voici que coup sur coup deux versions magistrales paraissent.
Alexandre Kantorow dont j’avais tant aimé le premier album (Concertos de Liszt), ouvre son récital russe par cette Sonate, et il la chante à la limite du silence, nuit absolument noire, sans rémission, avec quelque chose d’absolument medtnérien dans la gestion du temps musical : littéralement, j’ai l’impression qu’il improvise. C’est émouvant à force de non-dits, joués très pudiquement, avec une imagination dans les nuances piano assez inouïe, cela chante et se perd, nuit sans étoiles tout au long du premier mouvement, consolation relative dans le Lento, Finale amer, dont la section centrale reconduit à cette nuit où brille enfin une étoile.
Tout le reste du disque est aussi merveilleux, virtuosité échevelée dans une Islamey débordante de couleurs (mais sans le drive parfait qu’y mettaient Katchen ou l’inoubliable Terence Judd), vignettes de Tchaikovski croquées avec une désarmante poésie (surtout Passé lointain), et les trois extraits de L’Oiseau de feu dans la fabuleuse transcription de Guido Agosti : on voit les sortilèges de Kachtcheï à l’œuvre. Mais je reviens à la Sonate de Rachmaninov en me disant que décidément Alexandre Kantorow ferait bien d’explorer le catalogue de Nikolai Medtner.
Roustem Hayroudinoff reste quant à lui chez Rachmaninov, son compositeur fétiche qu’il a illustré par de flamboyantes versions des Préludes et des Etudes-Tableaux (Chandos). Il joue de son grand piano comme d’un orchestre, file dans l’Allegro moderato de la Première Sonate qu’il éclaire là où Kantorow la laissait enténébrée, lecture admirable de classicisme, d’un pianisme suprême qui semble refuser l’émotion du texte pour en exposer les arcanes.
C’est magnifiquement joué, un peu trop sur la réserve peut-être, mais qu’importe, l’œuvre rayonne, tout comme la Deuxième Sonate emportée par une furia inextinguible, parcourue par des raffinements de sonorités saisissants. Hayroudinov, s’il part de la version révisée, réintroduit la plupart des passages que Rachmaninov avait coupés dans l’originale et soudain la parenté entre les deux opus s’impose, deux grands vaisseaux nocturnes à la dérive, d’une sombre poésie, se jaugent ici.
Admirable doublé que ponctue le joli point virgule sonore de la Berceuse de Tchaïkovski comme jouée par les doigts de Rachmaninov lui-même. Son nouvel éditeur offrira-t-il à Roustem Hayroudinoff l’orchestre qu’il mérite pour enregistrer les Concertos et la Rhapsodie ? Je l’espère.
LE DISQUE DU JOUR
À la russe
Sergei Rachmaninov (1873-1973)
Sonate pour piano No. 1
en ré mineur, Op. 28
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893)
18 Pièces, Op. 72, TH 151 (extraits : No. 5 Méditation, No. 17 Passé lointain)
Scherzo à la russe en si bémol majeur, Op. 1 No. 1
Igor Stravinski (1882-1971)
L’Oiseau de feu, extraits (arr. pour piano : Guido Agosti)
Mili Balakirev (1837-1910)
Islamey, Op. 18
Alexandre Kantorow, piano
Un album du label BIS 2150
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Sergei Rachmaninov
Sonate pour piano No. 1
en ré mineur, Op. 28
Sonate pour piano No. 2
en si bémol mineur, Op. 36
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893)
Berceuse (arr. pour piano : Sergei Rachmaninov)
Roustem Hayroudinoff, piano
Un album du label Onyx Classics 4161
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Photo à la une : Le pianiste Roustem Hayroudinoff – Photo : © Daniela Lama