Alpha et Oméga

Alfred Brendel, l’entendant jouer les Variations Diabelli le prit sous son aile. Il n’avait rien à lui apprendre pour la technique, des doigts en or, un art de faire sonner le clavier profond et pourtant alerte où passe comme le souvenir de Dino Ciani, tout cela était déjà posé, acquis, mais les Diabelli justement révèlent d’autres qualités – ou des lacunes – chez les pianistes qui s’y risquent.

Hors l’équilibre de la structure, les écarts des tempéraments, l’imagination, tout y était, qui ne demandait qu’à être plus interrogé, plus creusé. J’imagine bien Brendel reprenant pour le jeune pianiste italien, par l’exemple, ces Diabelli où l’essence de son propre art s’est sublimé, car Brendel « montre » assis au piano comment emporter tel trait, comment résoudre très pragmatiquement telle difficulté.

Les Diabelli de Filippo Gorini se devaient d’être son premier opus discographique : l’évidence du discours, son imagination et sa réserve ; la plénitude d’un jeu qui cherche Bach dans la Fughetta ou fait éclater une fusée dans l’Allegro assai ; le ton esseulé, coupé de silences et de suspensions impondérables, mis à la lente prière molto espressivo du chef-d’œuvre de ce rébus, la 31e Variation : tout cela proclame un beethovénien de première force et un pianiste stupéfiant.

Entendant ce premier pas si brillant et si profond qui vient ajouter un autre gemme à la discographie fournie des Diabelli – la dernière à m’avoir séduit reste celle parfaitement pensée de Laurent Cabasso (Naïve) –, l’envie me prend de réécouter une de mes versions favorites que j’avais égarées depuis longtemps et que l’éditeur a bien voulu me renvoyer, celle de Márta Kurtág. Allait-elle tenir face au tranquille prodige du jeune italien ?

Elle n’a jamais eu les doigts dont sont dotés les jeunes pianistes d’aujourd’hui, mais ce caractère, cette acidité de la lecture, l’ironie des accents, ce ton persiffleur, ce bouillonnement imparfait mais irrépressible où son mari, György Kurtág a mis son grain de sel – dans le texte qui accompagne ce très beau petit CD-livre, elle souligne que depuis leurs années d’études, ils ont ensemble construit toutes leurs expériences musicales – si ce n’est pas « parler Beethoven couramment » !

Hors les œuvres de Kurtág et leurs transcriptions communes de Bach (ECM New Series), son seul disque en solo au surplus, enregistré alors qu’elle avait soixante-douze ans, paru dans une totale discrétion, oubliée d’elle-même jusqu’à ce que son fils le retrouve et la convainque de l’éditer à nouveau.

Précieux témoignage d’une artiste restée volontairement dans l’ombre de son génie de mari, que je ne me lasse pas d’entendre, si surpris toujours par la qualité des idées, l’intensité du jeu. Et si maintenant BMC nous éditait l’écho des concerts Bach donnés à quatre mains avec György ? Et qui sait, la Radio Hongroise conserve probablement d’autres témoignages de son art.

LE DISQUE DU JOUR

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
33 Veränderungen über einen Walzer von (Variations) Diabelli, Op. 120

Filippo Gorini, piano
Un album du label Alpha Classics 296
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Ludwig van Beethoven
33 Veränderungen über einen Walzer von (Variations) Diabelli, Op. 120

Márta Kurtág, piano
Un album du label Budapest Music Center BMC CD 158
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Photo à la une : Le pianiste italien Filippo Gorini – Photo : © Tom McKenzie