Un adolescent brun au regard rêveur entre dans la classe de Sergei Taneiev au Conservatoire de Moscou à l’âge où en général on en sortait : seize ans. Il n’avait vu et touché un piano que deux ans plus tôt. Fils de marchand prospère, destiné à une vie d’écritures en crédits et débits dans la Russie que le Tsar Alexandre III, affolé par l’assassinat de son père, voulait à tout crin nouvelle, industrielle, rapide, favorable aux classes moyennes, en un mot moderne. On sait comment cela finit, son libéralisme relatif menant aux révolutions de 1905 et 1917, à l’assassinat de son fils, de son épouse, de leurs enfants.
Mais assis au piano, transcrivant sur le clavier en noir et blanc les modes or et argent des liturgies orthodoxes, seules musiques qu’il ait entendues dans l’échappatoire de rite et d’encens que la cathédrale offrait à son enfance « emboutiquée », Gretchaninov, adolescent timide, avait entrevu son destin.
Anton Arensky passe un jour dans la classe de Taneiev, jette un œil par-dessus l’épaule du jeune homme qui griffonne à la hâte quelques lignes de contrepoint, et le prend sous son aile. Même formé par Taneiev, maître es-fugues, on ne pouvait à ce point faire si long et si clair dans la grande polyphonie sans être autre chose qu’un élève. Or, Gretchaninov, aussi doué fût-il pour l’écriture complexe, n’était alors en rien un conservateur.
Libre de toute tradition érudite, éduqué d’oreille par la simple beauté des chants ecclésiastiques orthodoxes, déjà bercé par une polyphonie savante et discrète, il avait été corrompu par ces sortilèges délétères que la stricte harmonie du Conservatoire de Moscou et particulièrement le magister d’Arensky (qui, noircissant son papier à musique, prenait bien d’autres libertés) ne pouvait admettre : ce piment des modes anciens, l’or corrompu des polyphonies kieviennes qui puaient l’église d’Orient et son culte corrompu, rappelant que les musiques de l’Église orthodoxe, comme ses cultes, étaient primordialement byzantins, vestiges de cet autre empire effondré.
Las, Gretchaninov, entré dans l’âge adulte, prit le train Moscou-Saint Pétersbourg et comme tous les jeunes gens assoiffés d’un avenir pour la musique, vint toquer à la porte de Rimski-Korsakov. Comme eux, et plus qu’eux, il y trouve en 1891 la science éclairée, l’amitié admirative et réciproque qui abolit les générations, mais aussi le couvert, la bibliothèque, un lit, malgré la détresse d’un foyer éprouvé par des deuils successifs que la mort de Tchaikovski, suicidé le 25 octobre 1893, ébranle et libère.
Soudain, mais trop tard, Rimski-Korsakoff entrevoit l’avènement de cet art musical russe qu’il avait voulu former malgré l’intégrisme « identitaire » du Groupe des Cinq et l’européanisme relatif de l’auteur de La Dame de Pique. L’âge le ronge, mais il a dans son jeu un atout de cœur : Gretchaninov.
Il créé sa Première Symphonie en 1895, le jeune trentenaire se fait applaudir, il rentre à Moscou, on l’auréole, il incarnera la nouvelle musique russe. Cette prédiction aurait dû faire florès, elle eut un tant soit peu raison tant que la Russie eut un tsar – Nicolas II le pensionnant, admiratif de ce compositeur pour ainsi dire créé par l’émancipation des classes moyennes dont rêvait son père.
Vinrent la Grande Guerre, Octobre 1917, une décennie entre chiens et loups durant laquelle Stravinski, Chostakovitch, Prokofiev peignaient à grands traits la nouvelle musique russe ou soviétique, Gretchaninov composant pour lui-même. Ne restait d’horizon que l’exil. Qui advint en 1926, tard mais en quelque sorte « a tempo ». Paris pour trois ans, où il se dissout dans la diaspora, puis New York, cadre improbable pour celui qui avait formé son art en admirant la Volga et la Neva.
Soixante-quinze ans. Sa plume court encore sur le papier réglé, un Quatuor, une Symphonie, deux Concertos, mais surtout quatre messes dorées à l’antique, cérémonies somptueuses qui toutes s’abreuvent à son chef-d’œuvre, la vaste Liturgia Domestica née dans l’œil du cyclone (1917), réponse pieuse, miroir tendu à la Vigile (les Vêpres) que Rachmaninov avait écrite deux ans avant, l’encrier rempli de larmes.
Remerciements à Ivan A. Alexandre sans lequel L’Illustre inconnu n’aurait pas vu le jour.
LA SÉLECTION DE L’ILLUSTRE INCONNU
Grechaninov, Liturgia Domestica
Russian State Symphonic Cappella
and Symphony Orchestra
Valery Polyansky, direction
Chandos CHAN9365
Grechaninov, Liturgie de
St. Jean Chrysostome
Cantus Sacred Music Ensemble
Ludmila Arshavvskaya, direction
Alto ALC1069
Grechaninov, Symphonie No. 1 Op. 6,
Chansons du monde de l’enfance Op. 47*,
Missa Sancti Spiritus Op. 169**
*Ludmila Kuznetsova, mezzo-soprano
**Tatiana Jeranje, contralto
Russian State Symphonic Cappella
and Symphony Orchestra
Valery Polyansky, direction
Chandos CHAN 9397
Grechaninov, Symphonie No. 4 Op. 102,
Concerto pour violoncelle Op. 8,
Missa Festiva Op. 154
Alexander Ivashkin, violoncelle
Ludmila Golub, orgue
Russian State Symphonic Cappella
and Symphony Orchestra
Valery Polyansky, direction
Chandos CHAN 9559
Grechaninov, Semaine de La Passion
Phoenix Bach Choir
Kansas City Chorale
Charles Bruffy, direction
Chandos CHSA5044
Grechaninov, Trio avec piano No. 1
Op. 38, Trio avec piano No. 2 Op. 128
The Bekova Sisters
Chandos CHAN9461
Grechaninov, 33 Mélodies
Georgine Resick, soprano
Warren Jones, piano
Bridge 9142
Grechaninov, Messe « Et in terra pax »,
Symphonie No. 2 Op. 27 “Pastorale”
Russian State Symphonic Cappella
and Symphony Orchestra
Valery Polyansky, direction
Chandos CHAN9486
Photo à la une : © DR/Chandos