Fantôme incarné

Ce Pelléas et Mélisande mythique dirigé par Pierre Monteux (qui fut altiste dans l’orchestre de Messager à la création de l’œuvre) circulait sous le manteau, son désincarné, chanteurs spectraux, orchestre lointain, je devinais pourtant ses évidences, son tempo d’ensemble si fluide, ses chanteurs au français impeccable que Monteux avait surveillés de près. Las !, l’audition en continu était impossible. Mais voici qu’Yves St-Laurent, magicien des archives, l’édite à son catalogue. Vite un courriel, et une semaine plus tard le voilà dans ma platine.

Soudain, la poussière du temps s’efface, les spectres redeviennent des personnages, la chimère s’incarne. Génie d’une soirée absolue où le chef-d’œuvre de Debussy se pare de tous ses mystères. L’orchestre de Monteux, plein de caractère, sans aucune estompe, net, clair, approfondit la syntaxe du compositeur comme peu l’auront fait après lui et emporte une distribution de première force.

Martial Singher y échange son légendaire Pelléas des années quarante pour un Golaud bouleversant, immense leçon d’un tout grand chanteur francophile qui inspire son demi-frère : Theodor Uppman a les aigus d’un vrai baryton-martin, sa ligne de chant sans fragilité incarne un personnage torturé à l’égal de Golaud par la même passion.

La Mélisande sans façon, jamais maniérée, éloquente sans appui de Nadine Conner est en soi un modèle, et Monteux lui cisèle des accompagnements irréels (la Chanson de la tour !), Martha Lipton en voix de velours soigne la lettre de Geneviève, Jerome Hines transcende les arcanes philosophiques d’Arkel par un chant noble où la douleur d’Amfortas semble transparaître.

Ce n’est pas le seul pont vers Wagner que tisse cette soirée magique malgré ses quelques manques : la Scène de la fontaine est hélas tronquée et le début de la Scène 2 du II entre Golaud et Mélisande, moins grave celle entre Yniold et le Berger manque. Mais entendre Monteux diriger cette œuvre qui lui fut consubstantielle vous sera une expérience indélébile.

LE DISQUE DU JOUR

Claude Debussy (1862-1918)
Pelléas et Mélisande, L. 93

Theodor Uppman, baryton (Pelléas)
Nadine Conner, soprano (Mélisande)
Martial Singher, baryton (Golaud)
Martha Lipton, mezzo-soprano (Geneviève)
Jerome Hines, basse (Arkel)
Vilma Georgiou, soprano (Yniold)
Luben Vichey, basse (Le Berger, Un médecin)
Metropolitan Opera Orchestra and Chorus
Pierre Monteux, direction

Un album de 2 CD du label St-Laurent Studio YSLT7526
Acheter l’album sur le site du label www.78experience.com

Photo à la une : © DR