Je n’ai vu diriger Kirill Kondrachine qu’une seule fois, au printemps 1978, à la Salle Pleyel, j’avais gardé le souvenir d’une Schéhérazade éblouissante de fantaisie, d’un chic fou, où l’orchestre se surpassait. Cette Schéhérazade, la voici, bien plus sulfureuse que dans mon souvenir, mais toujours emportée par ce mouvement irrépressible que Kondrachine soulignait à peine d’un haussement de sourcil : il pouvait diriger à l’économie et provoquer pourtant des tsunamis.
J’avais oublié par contre les deux pages de Saint-Saëns qui ouvraient le concert. La musique française fut son jardin secret comme le prouvaient déjà des Ravel magnifiques (surtout son Daphnis avec le Concertgebouw !) mais ce Phaéton somptueusement cambré qui fait voir le char dans les cieux est stupéfiant de réalisme épique, tout comme les décors sonores dont il parsème le 5e Concerto pour piano qu’il dirigea si bien au disque pour Sviatoslav Richter. Quelle chance pour le clavier tout en timbres de Bernard Ringeissen qu’un tel partenaire éclaire les textures et invite à une telle fantaisie onirique, suggérant à son soliste des couleurs, des embardées, un art évocateur ! Et vraiment quel magnifique artiste que Bernard Ringeissen : écoutez-le phraser dans toute la profondeur harmonique de son clavier le deuxième thème de l’Allegro animato, écoutez avec quelle autorité il fait résonner les effets exotiques de l’Andante !
Aussi formidable que soit cette « madeleine » parisienne, les deux œuvres extraites d’un concert amstellodamois avec l’Orchestre de la NDR de Hambourg sont probablement plus essentielles encore. La Première Symphonie de Mahler qui terminait en ce 7 mars 1981 l’ultime concert du chef russe (il décédera dans la nuit) fut publiée, mais pas la première partie de la soirée, la voici : la Symphonie « Classique » de Prokofiev jouée ample et dans la splendeur des cordes hambourgeoises est une leçon de style ; si elle persiffle, c’est sans rien assécher d’un geste spectaculaire.
Plus exceptionnelles encore, les Fünf Orchesterstücke de Schoenberg, transformées en tableaux sonores entre Klimt et Kandinsky, font amèrement regretter que la mort ait emporté Kondrachine alors même que son répertoire s’étendait à la Seconde Ecole de Vienne. Par la pure beauté de ses sonorités, il approche à la sensualité qu’y avait recherchée Herbert von Karajan. Document impérissable et indispensable.
LE DISQUE DU JOUR
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Symphonie No. 1 en ré majeur, Op. 25 « Classique »
Arnold Schönberg (1732-1809)
5 Orchesterstücke, Op. 16
NDR Sinfonieorchester
Kirill Kondrachine, direction
Enregistré le 7 mars 1981 au Concertgebouw, Amsterdam
Camille Saint-Saëns (1835-1921)
Phaéton, Op. 39
Concerto pour piano et orch. No. 5 en fa majeur, Op. 103 « Égyptien »
Nikolai Rimski-Korsakov (1844-1908)
Schéhérazade, Op. 35
Bernard Ringeissen, piano
Orchestre Philharmonique de Radio France
Kirill Kondrachine, direction
Enregistré le 19 mai 1978 à la Salle Pleyel, Paris
Un album de 2 CD du label St-Laurent Studio YSL-T714
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Photo à la une : © DR