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De l’art de bien rééditer, Vol. 3 : La vérité sur Lili

À la mémoire de Nicolas Baron, le meilleur d’entre nous

Pour ce qui est du legs discographique de Lili Kraus, les Japonais, qui l’avaient arrêtée à Java en 1942 puis détenue trois années, avaient fait amende honorable les premiers en publiant une vaste édition qui fit courir tous les discophiles amoureux de la Dame à la mantille. Trop tôt, vous avez déboursé des yens, il vous faudra recommencer en euros.

Car la somme patiemment refourbie dans les Studios Art & Son par Alexis Frankel et Christophe Hénault ajoute une présence sonore supplémentaire à tout ce que Kraus consentit aux micros de Parlophone, de Ducretet-Thomson et des Discophiles Français, compilant les sources, cherchant les meilleures, se fournissant chez les incontournables Philippe Morin et René Quonten, sollicitant des discophiles aussi savants qu’artistes tels Claude Fihman, Alain Deguernel, Pierre Landau, et jusqu’à l’ami Daniel Nevers dont les radio-jazz si finement senties et écrites font aujourd’hui tant défaut à France Musique.

L’édition est artistement réalisée, reproduction des pochettes d’origines, panoramique de la discographie selon Philippe Morin, plongée dans l’art de la pianiste qui fait foin des stéréotypes menée grand train par la plume brillante et informée de Frédéric Gaussin, Erato fait fort.

Lili_Kraus_1971 Les gravures réunies ici couvrent un quart de siècle, des premières faces Parlophone, « debut record » capté en Allemagne en 1933 par Odeon Parlophone (Marche Turque, 14e Valse de Chopin) aux ultimes gravures consenties aux Discophiles Français en 1958. Kraus poursuivra sa carrière discographique en Europe à la Guilde, mais aussi pour des éditeurs américains, Vox, la RCA, CBS, et finalement Vanguard.

Objet : les classiques viennois.

On a écrit un peu vite que le Mozart de Lili Kraus était de bon ton. On s’étrangle devant ce jugement de sourd, qui confond le style et la manière. Style classique d’un son absolument formé pour être certes beau toujours, dans l’équilibre, dans la plénitude, dans l’éclaircie globale du clavier où la moindre polyphonie chante. Beau, mais pas joli. Car des manières, il ne s’en trouve point ici.

lili kraus 2 1946
Lili Kraus, 1946 – Photo : (c) Frank Hofmann. Gift of the Frank Hofmann Estate.

L’éloquence somptueusement sculptée du thème qui ouvre la Sonate en la mineur de Mozart exprime, avant Harnoncourt mais de Vienne déjà, l’art de faire parler la musique : Lili Kraus maîtresse rhétoricienne ; d’autre y ont mis plus de pathos – Lipatti le premier – aucun autant d’interrogation dans la courbe même de la phrase. Autre début : écoutez la tempête presque boulée qui secoue l’ouverture très peu Moderato de la Sonate D. 845 de Schubert, captée à Londres en 1948.  Contrairement à sa légende, ce piano est in-tranquille, questionne, ouvre plus souvent qu’à son tour sur des abîmes. Ce qui s’y joue en termes d’intensité, d’imaginaire sonore – et souvent ce clavier est un orchestre plus d’une fois flagrant chez Mozart, assumé avec un cran incroyable dans Beethoven ou Schubert – de simple évidence des idées comme de la réalisation, nous rappelle que Lili Kraus, comme le souligne Frédéric Gaussin dans son brillant essai, se voyait comme un personnage échappé d’une nouvelle de Schnitzler. Ce n’est pas de la Vienne de Mozart dont elle nous parle à travers Mozart même, mais de celle de Freud.

Ce jeu n’est pas classique, il est moderne ; derrière la perfection, le mordant est toujours là, qui rappelle que Kraus eut Kodaly mais surtout Bartok comme maîtres. Et comme celui de Bartok son piano articule à foison, sans jamais renoncer à la profondeur du clavier, aux couleurs, gérant la pédale pour jouer l’accent et non le sfumato, leçon apprise de Schnabel que sont art prolonge en quelque sorte. Rien de l’idée que les crédules peuvent avoir de ce qu’un piano féminin pourrait signifier.

On est ébahi de retrouver dans une telle plénitude un art aussi offert et aussi volontaire, une des toute grandes leçons de clavier et de musique que le disque ait captée, avec dans les œuvres de chambre, Sonates avec [Szymon] Goldberg ou Boskowsky, Nikolaus Huebner ajoutant son violoncelle en trio, ce sens du récit, des contrastes, qui font des opéras. Car ce piano chante, et avec parfois des ports de voix venus d’un autre temps. C’est Cebotari, c’est Lehmann qu’on saisit soudain, toute une culture perdue qu’Arrau fut l’ultime à incarner. Vertigineuse plongée dans l’acmé du XXe siècle avant que l’histoire ne l’efface.

lili kraus 3Survivante, intacte, farouche et maîtresse d’elle-même pourtant, Lili Kraus donne ici toute la mesure d’un art qui n’en finit pas de surprendre, même lorsqu’il s’aventure chez Chopin ou Bartók, non pas des marges, mais au contraire intégrés à ce monde qui dira tout de Mozart mais contre une fausse tradition du charmant, du désinvolte, du primesautier que des théories de pianistes soignant d’abord leur son avant que d’avoir simplement un propos, avaient dévoyé.

Édition magistrale qui nous redonne l’essentiel d’une artiste qu’on ne croyait pas aussi voyante.

LE DISQUE DU JOUR

cover lili kraus erato editionLILI KRAUS
The Complete Recordings
from Parlophone, Ducretet-Thomson,
Les Discophiles Français
(1933-1958)

Œuvres de Bartók, Beethoven, Brahms, Chopin, Haydn, Mozart, Schubert

Lili Kraus, piano
Un coffret de 31 CD Erato 0825646242238

Photo à la une : (c) DR, collection particulière